LOGODÆDALIA |
Leger au cours, au beau fourcil doré,Plufieurs eftiment que c’eft l’eftourgeon que lon appelle Helops, (…). Mais la plus part eftime que le barbier Anthias eft celuy qui f’appelle poiffon facré… » (trad., Amyot, 1572, Quels animaux font les plus aduifez, ceulx de la terre, ou ceulx des eaux ; p. 521 D).
C’eft celuy la qui eft poiffon facré.
Comment le cueur NOTE 35
Quant le voulent descripre ou demonstrer
Font figurer la cygoigne en saison
Comme à Mercure animal consacré,
Seigneur et maistre de tout cueur et raison
La cigoigne a son cueur en desraison
Bien gros et grand et insymmetrien
Scelon le corps comme ont balle a foyson
Plus long sermon aux vieulx Egiptiens.
Dans le texte grec d'Horapollo, on trouve le mot grec ἶβις, repris et recopié en latin par Trebazio avec ibis, mais traduit en français par cigogne. Une cigogne en effet l'oiseau-ba ou jabiru, échassier migrateur aux pieds ailés pour permettre le voyage céleste de l'âme, le cur spirituel pourrait convenir à un autre rébus d'Horapollon illustré dans l'édition Kerver : deux pieds plongés dans l'eau. On y remarquera que là, le texte grec compare les pieds d'Hermès au
foulon (grec κναφεύς) ; et de même que l'édition Kerver conservait dans "taincturier" le sens du grec βαφεύς (de βάπτω, immerger, plonger, tremper du fer, de l'acier , à l'origine de baptiser ; BSC), Nostredame en traduisant par "nectoyant" (nitidus, du latin nitidare, laver, nettoyer, rendre brillant, éclatant ; EMA, GAF, cf. Rollet, 1968, p.84), à rapprocher d'un épithète
grec attribué à Hermès Stilbôn le brillant ou resplendissant, respectait lui aussi le sens de ce rebus hiéroglyphique :
Comment ilz signifioient le foullon ou nectoyant NOTE 64
Quant ilz vouloient descripre le foullon
Ilz faisoient paindre par une équale somme
Signifier et metre tout du long
Les deux piedz mis dens l'eau égaulx de l'homme
Nous denoutant d'une semblance comme
Faicte à la vraye figure de Mercure
Quend trine Isis qu'a eux faict somme
En nectoyant Egipte par paincture.
Alors, sachant que le lecteur d'Horapollo avait vu plus haut l'abstrait Hermès dans l'image d'une cigogne, le neuropsychologue rompu aux lectures dyslexiques ne serait pas non plus étonné qu'un grec d'Egypte ait aussi jadis eu quelque mal à faire comprendre que devant l'image d'un ibis (lu hb), on nomme un échassier aquatique ressemblant tantôt à une cigogne (caractère G29, lu b3, prononcé ba) ou à un héron (caractère G31, lu bnw, une jambe, de l'eau, une caille : prononcé benou, c'est le phénix), voire un flamant rose (lu dsr, signifiant "rouge"), tantôt comprendre le dieu Thot (caractère G26a, lu Dhwty), Mercure aux pieds ailés (cf. Champollion,
1997, pp. 62, 73 ; Grandet & Mathieu, 1998, p. 686 ; Betro, 1995, pp. 76, 107, 108).
2. 3. Caché dans les Centuries, on retrouve le travail de ce foulon : Mis en planure chaulderon d'infecteurs en IX-14. Car en effet, le mot infecteur vient du latin infectio, teinture, de inficere, imprégner, l'âme en particulier, voire infectare, troubler : "... sed tamen iam infici debet iis artibus, quas... " (Cicéron, De finibus, III, 9) : "Mais qu'il soit imprégné d'une culture qui ... " ; "... animum non coloravit sed infecit ..." (Senèque, Epistularum Moralium ad Lucilium, 71, 31) : " qu'elle donne à l'âme non pas une simple nuance, mais qu'elle l'imprègne" (GAF,
Gourevitch, 1984). Le texte grec des Hieroglyphica comporte, faut-il le rappeler, le mot βαφεύς : teinturier (infector en latin), de βάπτω : teindre, immerger, plonger, mais aussi baptiser (BSC). De cette manière, l'infecteur de Nostredame, pour être l'équivalent de Mercure nectoyant, serait une sorte de chanoine (canon, du latin canonicus, du grec κανών, règle), de prêtre de la religion des mers, le messager des dieux, et chez les Gaulois le grand Mercure d'Hermes fleur de lys en X-79 : Ogmios, un druide charismatique
ressuscitant les malades et les morts par sa potion magique, par son breuvage préparé dans un chaulderon, un tripode aeno (latin aena, chaudière) pour le confiseur de Salon. Et le domicile spirituel de ce foulon avec son chaudron à trois pieds serait naturellement céleste, Olympique en VIII-16, là où Nostredame écrit planure (cf. § 7.1).
3. 1. Nostredame fait souvent un usage confus de la bouche, appelée estomac en lieu et place de coeur (ou sein). C'est le cas dans son Interprétation des Hieroglyphes (amplement développée dans mon livre), mais aussi dans sa Préface à César, où il annonce que sa "parolle hereditaire de l'occulte prediction fera dans mon eftomach interclufe" ; intercluse, enfermée (du latin clusa, de clauda, close). Et si la parole sort d'une bouche (par le grec στόμα), parfois clofe en V-96, elle vient parfois aussi du cur (du grec καρδία), donc de l'intérieur, du sein. On ajoutera, et ce n'est pas pour rien, que
pour l'élève de Galien et d'Hippocrate réunis, sa parolle hereditaire, en l'occurence dyslexique, ou mieux, dysphasique, ne saurait être issue d'autre part que de la génétique parentale, congénitale.
3. 2. Et les derniers résultats de la recherche biomédicale donnent raison au médecin de Salon quand il suspectait une origine héréditaire à sa parole, aussi comitiale qu'Hiraclienne, à savoir que :
les syndromes dysphasiques, dyslexies comprises, sont déterminés génétiquement, ou parfois congénitalement, par mutation chromosomique (Gopnik, 1990 ; Pennington_1991 ; Habib, 2000),
qu'il en est de même pour bon nombre d'épilepsies, ainsi que l'avait pressenti Hippocrate (Johnson, 2001 ; Malafosse, 2002),
et qu'enfin certaines épilepsies temporales s'accompagnent de troubles phasiques (Gillig, 1988 ; Bell, 1990 ; Brodtkorb, 2002 ; Winawer, 2002).
4. 1. Eu égard au titre de l'ouvrage La première face du Janus François paru en 1594, il semble bien que Jean Aimé de Chavigny, secrétaire de Michel de Nostredame, ait reconnu la double personnalité de son maître, mais que cependant il ne soit pas totalement parvenu à découvrir ce qui se cachait exactement derrière la "seconde face", ni dans sa vie ni dans ses lettres.
4. 2. J.A. de Chavigny connaissait parfaitement le latin et le grec, comme tant d'autres lettrés de la Renaissance, qui apprenaient à lire et à écrire ces langues dès leur plus jeune âge scolaire. Parfois même, certains érudits maitrisaient mieux ces langues antiques que leur langue natale, comme on le dit de Guillaume Budé qui n'a pratiquement rien publié en français. A la suite du secrétaire de Nostredame, un certain nombre de latinistes, depuis Anatole Le Pelletier jusqu'à Pierre Brind'Amour, se sont essayés à l'exégèse du médecin de Salon. Et malgré leur immense culture, aucun n'a vu dans le lexique nostradamien une collection généralisée d'emprunts au latin ou au grec, tantôt par des noms de ville (Paris : par,
pair, double ; Chartres : carcer, prison ; Blois : de blaesus, bègue, de βλαισός, aux jambes torses ; Thoulouse : θολος, voûte, trouble ; Nymes : du grec νέος, du latin nouum, nouveau, renouveau, pour traduire NUM, l'inondation du Nil), de pays ou de peuples (France : libre ; Pannonie : de paeonia, la pivoine médicinale, ressuscitant les morts), tantôt par des toponymes (Alpes : alba, blanc ; Pyrenees : πῦρ, feu, πυρήν, noyau, graine ; mer : pons,
pontis, de πόντος, pont, passage, chemin, passage, porte ; Mesopotamie : entre deux mers, entre deux fleuves, entre deux eaux), etc... Ce n'est pas seulement les troubles sociaux des guerres de religion qui ont détourné les lecteurs des Centuries vers des interprétations étroitement contingentes : en dehors de tout climat politique ou religieux comparable à celui du XVIe siècle, même Brind'Amour s'est laissé prendre à un usage du vocabulaire lu stricto sensu, matérialiste, totalement dénué de fantaisie auriculaire. Si, devant ces Prophéties taxées de charlatanisme, la plupart de tous ces humanistes n'ont pu accéder à plus haut sens comme le recommandait pourtant Rabelais, c'est peut-être
parce que le texte nostradamien semblant être écrit en français, et qu'écrit en mauvais français, bourré de solécismes et de néologismes inconnus, ils croyaient devoir en corriger les fautes pour qu'il reste écrit, lu et compréhensible en français : c'est bien ce qu'a fait Brind'Amour, en proposant de nombreuses corrections du texte. Cependant, en lisant du mauvais français, surtout lorsqu'on prétend vouloir le corriger, il reste difficile d'entendre correctement un mélange de latin et de grec, nécessairement incorrect.
Si par exemple, un potache demande à un camarade : "Où qu'est la bonne Pauline", et qu'alors il lui réponde : "αλλα γαρ ελπις εφη κακα", l'académicien grincheux est irrité, et tandis que les collégiens rient à gorge déployée, le profane croit comprendre une chose alors qu'on en a dit une autre ("qu'ils ne prirent pas la ville, car l'espérance est cause de mauvais effet"). De même, suivant le langage qu'un lecteur croira lire devant "I vitelli dei romani sono belli", l'italien comprendra tout de suite "les veaux des romains sont beaux" tandis que le latiniste traduira "Va, ô Vitellius, au son du dieu romain de la guerre".
De même encore, il y a fort peu de chance qu'un japonais apprenant le latin comprenne aisément cette blague francophone : "Cesarem legato alacrem eorum, Sumpti dum est hic apportavit legato" ; et j'en passe. On trouvera dans les Bigarrures d'Etienne Tabourot, Seigneur des Accords, un florilège de ces amuse-gueules publiées en 1583, et dans une uvre de l'abstracteur de Quintessence un autre exemple de sabir quasi incompréhensible pour un profane pas tellement éloigné du charabia nostradamique , un langage diabolique jettant un charme comme un sorcier selon l'avis de Pantagruel : "Nous transfrétons la Séquane au dilucule, et crépuscule, nous déambulons par les compites et les quadrivies de l'urbe, nous despumons la verbocination Latiale, et comme verisimiles amorabonds, captons la
benevolence de l'omnijuge, omniforme, et omnigène sexe féminin. Certaines diécules, nous invisons les lupanars, et en ecstase Venereique, nous inculcons nos vérètres es pénitissimes recesses des pudendes de ces méritricules amicabilissimes, puis nous cauponisons es tavernes méritoires de la Pomme de Pin, du Castel, de la Magdaleine et de la Mule, belles spatules vervecines perforaminées de petrosil. Si par fortune il y a rarité ou pénurie de pécune en nos marsupies et soyent exhaustes de métal ferruginé, pour l'écot nous dimittons nos codices et vestes oppignerées, prestolans les tabellaires à venir des pénates et lares patriotiques" (Pantagruel, Chap. 6).
Et avec l'énigme logique, une autre bonne raison pour laquelle derrière le mauvais français des Centuries quasiment personne, pas plus Chavigny que plus tard Brind'Amour, n'a reconnu une construction savante faite de latin et de grec mélangés (sans compter l'allemand ou l'hébreu), c'est que les textes nostradamiens sont lus (par la vue) avant d'être entendus (par l'ouïe), et que les circuits neurophysiologiques mis en uvre pendant leur lecture gênent leur audition dans une autre langue, et à plus forte raison dans plusieurs. Il est maintenant admis qu'il existe au moins deux voies différentes pour comprendre un texte, selon qu'il est entendu ou lu : la voie phonologique est la première à se développer pendant
l'enfance alors que la lecture n'est pas encore acquise, tandis que la voie visuo-lexicale permettant la traduction de symboles lexicographiques en catégories sémantiques, est apprise plus tard et généralement grâce aux acquisitions de la première (et lorsqu'entre ces deux voies l'équilibre se trouve rompu par un syndrome épileptique par exemple ou n'a pu être établi, des cas de dyslexie ou de dysphasie sont observés). Or ces deux voies neurophysiologiques différentes sont parfois concurrentes, à tel point que pendant la lecture silencieuse d'un texte écrit dans la langue natale (ou supposé tel), la contribution de la voie phonologique à la compréhension simultanée d'une langue étrangère pourrait se trouver diminuée, voire interdite (avant d'accéder
au niveau sémantique, le canal phonologique est fortement activé pendant la lecture silencieuse d'un texte dans la langue natale). Ainsi, un lecteur français lisant un texte français activera parallèlement des circuits franco-phonologiques avant d'accéder au niveau sémantique, mais le même lecteur lisant de l'anglais appris tardivement activera principalement des circuits de reconnaissance visuelle pour traduire les mots lus en catégories sémantiques ; et s'il lui arrivait un jour une lésion cérébrale il pourrait même perdre l'usage d'une des deux langues tout en conservant l'autre, ou parfois mélanger les deux au cours d'une même phrase (Fabbro, 2001). Quant aux sujets totalement bilingues depuis l'enfance, ils disposent de filtres sélectionnant une
langue cible et occultant les autres, leur permettant d'éviter erreurs et confusions (Rodriguez-Fornells, 2002), sauf pour certains malades qui parfois comme Nostredame lui-même mélangent tout à l'occasion d'accès épileptiques (Schwartz, 1994). Comme il peut arriver que la voie visuelle soit plus efficiente que la voie phonologique pour la compréhension d'un second langage, et ce d'autant plus qu'il est lu, qu'il a été appris tardivement et qu'il présente un haut niveau de difficulté (Kim, 2002), le fait de lire un texte supposé être écrit dans la langue natale (le français pour un francophone), laisse peu de chance à la voie phonologique pour déchiffrer
un texte qui ressemblerait à du français mais qui n'en est pas totalement (ce qui est exactement le cas du charabia nostradamien). On ajoutera que ce charabia n'est pas non plus écrit dans la langue de la vie matérielle, contingente et matérielle, mais dans un autre langage totalement métaphorique celui-là composé d'abstractions adressées au seul entendement spirituel, nécessitant pour être bien compris la participation de circuits neuro-psychologiques dans le lobe frontal, facultative et inhabituelle pour les tâches quotidiennes les plus automatisées.
4. 3. L'expression de V-86 "Par les deux teftes & trois bras feparés" pourrait laisser croire que les "trois bras" séparés des "deux têtes" n'appartiendraient pas à un même corps, sauf à considérer que Janus soit un "triumvir", une trinité, voire un protecteur ou un thérapeute prévenant. C'est précisément le cas de Virbius (vir bis ; Servius, Ad Aen., VII, 761), mis en vers par Virgile dans l'Enéide (VII, v. 774-777), où l'on apprend que Virbius (v. 762, 777) est le fils d'Hippolyte ressuscité, après avoir été secrètement caché par Diane Trivia (v. 774), la déesse aux trois voies. D'apparence double, par son regard sur le passé et l'avenir, Janus est
nécessairement triple, pour le décompte du temps présent, aussi bref qu'insaisissable. "La signification ésotérique de Janus en fait un dieu au visage triple, et non double (...) et ce Janus aux trois visages est - comme Shiva - le Maître du Triple temps" (Servier, 1998).
5. 1. L'île d'Ortygie (pour Apollon, Délos la brillante), où la nymphe Aréthuse (Arethufa en I-87) se métamorphosa en fontaine, est l'équivalent symbolique d'une résurgence comme celle du pont de Sorgues en VII-21 (la fontaine de Vaucluse, chère à Pétrarque), d'un cours fluvial qui, après un séjour souterrain dans le monde des Enfers ou des morts, renaît. Ce thème est donc celui de la Renaissance après la mort, de la résurrection après une éclipse, qu'elle soit matérielle
Toujours dans ce même quatrain I-87, le nouueau fleuue rougira, comme on voit en VI-98 (et ailleurs) les deux fleuues rougir de fang coulant. Le "sang coulant" serait copié sur le grec φοίνιος, très proche de φοῖνιξ, le phénix à la robe pourpre, renaissant de lui-même après une blessure comme on le lit dans les seuls Hieroglyphica d'Horapollon (cf. VDB, p. 159), repris plus tard par Nostredame :
Comment ilz signifioient la diuturne instauration.
Car quand il naist la restauration
De toutes choses se renouvellent et se taignent
Purs en ceste sorte de naistre ilz le faignent
Que quand son temps de mourir es veneu
De hault en bas contre terre ont a veu
Précipiter faisant de sang blessure
Qu'un aultre Phénix du sang est devenu
En s'engendrent ung aultre tout à l'heure.
Cf. Rollet, 1968, (p. 123) ; (Cf. Kerver, 1543) : " Comment ilz fignifioient la reftauration annuelle & durable des chofes. Pour fignifier la reftauration annuelle des chofes ilz paignoient le phenix pource que quant le phenix naift toutes chofes fe renouuellent & naift en cefte maniere. Quant le têps de mourir eft venu au phenix il fe iecte de hault contre la terre fi impetueufement qui fe faict vne playe & du fang qui en fort fengendre vng autre phenix lequel quant les plumes luy font venues va auec fon pere en la ville de Egypte appellee heliopolis ou fon dit pere au leuer du foleil meurt apres fa mort le nouueau phenix retourne en fon pays le pere eft enterree par les prebftres de Egypte. " (Cf. HL, p. 137 ; Cf. Logodaedalia, p. 307).
On croirait, à tort, que Nostredame n'annonce dans ses Prophéties que des cadavres et des meurtres. Non, pas exactement. Pour développer encore les renvois seulement cités dans mon livre, le bibliophile de Salon revisitait aussi l'Ancien Testament, et tout particulièrement l'Exode : "Alors, l'eau que tu auras puisée au Fleuve se changera en sang sur la terre" (Ex., IV, 29), "Du bâton que j'ai en main, je vais frapper l'eau du Fleuve et elle se changera en sang" (Ex., VII, 17), "Il leva son bâton et, aux yeux de Pharaon et de ses courtisans, il frappa les eaux du Fleuve. Et toute l'eau se changea en sang" (Ex., VII, 20). Il faudrait être naïf, aujourd'hui comme hier, pour croire au miracle, et oublier tout symbolisme, toute allégorie, celle du
sang comme cours fluvial nécessaire à la vie, à sa prolongation et à sa transmission, qui pour les croyants était un objet de religion, soumis à la justice divine : "vous ne mangerez pas la chair avec son âme, c'est à dire le sang" lit-on dans la Genèse (IX, 4). C'est ce sens sacré qui est encore exprimé dans d'autres passages de l'Exode : "On prendra de son sang, et on en mettra sur les deux montants et le linteau de la porte des maisons où on le mangera. (
) A la vue de ce sang, je passerai outre et vous échapperez au fléau destructeur, lorsque je frapperai le pays d'Egypte" (Ex., XII, 7,13). "Allez vous procurer du petit bétail pour vos familles et immolez la pâque. Puis vous prendrez un bouquet d'hysope, vous le tremperez
dans le sang que contient le bassin, et vous appliquerez de ce sang du bassin sur le linteau et les deux montants de la porte. Que nul d'entre vous ne se risque hors de sa maison jusqu'au matin. Ainsi, lorsque Yavhé parcourra l'Egypte pour la frapper, à la vue du sang sur le linteau et les deux montants, il passera devant cette porte sans permettre à l'Exterminateur de pénétrer, pour y porter ses coups, dans vos demeures. (...) Et quand vos fils vous demanderons : - Que signifie ce rite ? vous leur répondrez : - C'est le sacrifice de la pâque en l'honneur de Yavhé..." (Ex., XII, 21-27). En bon français du XVIème siècle, traduit du latin de saint Jérôme (est enim Phase, id est transitus, Domini), on entendait la pâque ainsi "Car c'eft le Phafé (c'eft à dire,
le paffaige) du Seigneur" (Ex., VII, 11). On remarquera alors, s'il était nécessaire de le rappeller à un médecin de la Renaissance, que Phase est le nom d'un dieu-fleuve et du discours verbal, que le sang du sacrifice se confond avec le fluide vital, que le transit ou le passage est celui du renouveau, du réveil après un voyage dans l'au-delà (HL, pp.162-165), ou de la résurrection qui convient à la communion pascale et à l'Exode, pour revenir aux sources de l'île d'Ortygie : " - Vous reconnaîtrez alors que moi, Yavhé, je suis votre Dieu. De fait, le soir, des cailles montèrent et couvrirent le camp et, le lendemain matin, une couche de rosée recouvrait les entours du camp." (Ex., XVI, 13).
Nostredame évoque encore ce sacrifice pascal dans son tauropole en I-79 (ou taurobole), connu comme un sacrifice païen dégoûtant décrit par Prudence dans ses Hymnes, et repris par Du Choul en 1556 dans son Discours de la religion des anciens Romains. On osera donc rappeller encore en suivant le discours du médecin légiste des deux bleffez en X-96, au ieu d'fteuf blefsé en I-65, à mort, blefsé,curieux en II-34, bleffé sans coup en VIII-63 , que dans la bouche d'un Janus polyglotte le sang (blood en anglais) de la blessure sanctifie (bless en anglais, mais segnen en allemand, du latin signum, secare, couper ; EMA,
GH).
La caille, oiseau migrateur quasi homonyme en hébreu des mots palmier et sable (cf. Nombres, XI, 31; Psaume LXXVII ; HL, p. 48), réunirait à ce titre les qualités du phénix, en représentant la migration des âmes dans la sphère celeste : il est récurrent, et revient de lui-même après sa disparition (ou son éclipse) ; ce qui pourrait expliquer un emploi métaphorique à l'origine d'une confusion nosologique avec l'épilepsie, propagée depuis l'Antiquité avec Pline ("Coturnicibus ueneni semen gratissimus cibus, quam ob causam eas damnauere mensae, simulque comitialem propter morbum despui suetum, quem solae animalum sentiunt praeter hominen" ; H.N., X, 69, 23) et Isidore (Etymologies, XII, 7, 65)
jusqu'à la Renaissance avec Gabucinius en 1561 (de Comitiali Morbo ; pp. 33, 66-67), et Taxil en 1602 citant Galien dans le Traicté de l'Epilepsie : "car les cailles ont vne certaine vertu fpecifique d'exciter ce mal, comme Galien nous tefmoigne auoir veu par experience, au cinquiefme commentaire du fixiefme des maladies populaires d'Hippocrate fectiõ cinqiefme, texte trẽtecinquiefme." (Livre I, chap. 12 ; p.118), "la
chair des cailles fera reiettée comme nuifible, & comme ayant certaine propriété d'exciter des conulfions fi nous croyons à Galen : comme auffi les paffereaux & autres qu'on fçait qu'ils tombent de ce mal." (Livre II, chap. 1 ; p. 200). Or, Nostredame en traduisant Erasme dans sa Paraphrase de C. Galen adressait, à un certain endroit, des louanges aux cailles et aux perdrix ; des louanges offertes à ces poulets qui, dès leur naissance, parent leurs plumes de poudre, de sable pulvérulent. Et, dans les hiéroglyphes égyptiens (Grandet & Mathieu, 1998 ; pp. 694, 715, 755, 786), le sable (figuré par
le signe classifié N33, prononcé t3) et les cailles (figurées par le signe G43, prononcé w) correspondaient en outre à une même acception désignant l'élément d'une pluralité, d'une collectivité ou d'une assemblée (latin comitia, grec ekklesia). Ainsi, l'histoire sémantique des cailles pourrait-elle alors illustrer dans l'épilepsie d'un polyglotte, et la comitiale agitation Hiraclienne, et la migration céleste des âmes, et la traversée terrestre du désert (cette mer de sable), et l'émergence d'une source dans une oasis, ou d'une île au milieu de la mer (celle d'Ortygie).
5. 2. Des grenouilles (grenoilles, de l'ancien français renoille, par le latin ranacula, ranunculus ; Rey, 1994) se trouvent associées au sang et au lait, dans le quatrain II-32 : Laict, fang, grenoilles efcoudre en Dalmatie. Certains pourraient croire à la potion magique d'un charlatan, d'autres à une improbable pluie faite de cette incroyable mixture. Certes, l'Exode (VII-27) relate bien l'histoire d'une pluie de grenouille, mais jamais un tel mélange fait de batraciens, de sang et de lait. Ces sauterelles aquatiques, passant de presque rien à une multitude d'individus quasi parfaits, symbolisent dans la famille du bestiaire hiéroglyphique (Rollet, 1968, pp. 57, 136), une croissance embryonnaire, une métamorphose quasi rédemptrice :
Comment ilz signifoient embryon ou homme imparfaict
Signifier voulant l'homme imparfaict
Ou embrion paignoient ung grenoille
Car du lymon s'engendre et se parfaict,
Que demy faicte ont la voit qui gazouille
L'une partie en la boue se soulle
L'aultre moytié n'est formée ne pollie,
La moytié vive, l'autre moytié l'eau foulhe
Ainsi que de l'eau trop tost luy est faillie.
On croit savoir que les grenouilles étaient considérées par les Hébreux comme des animaux impurs parce qu'elles n'appartenaient pas à un seul milieu naturel, et dans l'Exode Yavhé les envoye comme une maladie contagieuse punir les Egyptiens. Mais il me semble que Nostredame, en suivant l'avis de Pline : "Elle se fond dans le limon, sans qu'on la voie, et au printemps renaît des eaux sous sa forme primitive, suivant un procédé qui demeure mystérieux, quoiqu'il se reproduise tous les ans" (H.N., IX, 159, 51), ait reconnu dans la grenouille un symbole de Renaissance et de résurrection, de révolution cyclique ; de même que pour les Egyptiens, Hequet la grenouille figurait la déesse de la rénovation de la vie (Ferro, 1996). En outre, Nostredame en faisant trembler cet amphibien métamorphique sous son nom latin (Ranes tremblez fecours Lufitanie en IX-60, nautique Rane en V-3 ; du latin rana, grenouille, rainette) évoque encore des populations de nymphes, quasi lymphatiques (cf. latin lympho, délirer, paniquer ; GAF), sujettes à tremblements, secousses et convulsions, prêtes à souffrir de ce mal divin caractérisant une comitiale agitation Hiraclienne, où la renaissance succède à une mort apparente. Et sous la forme d'une pluie de grenouilles, n'est-ce pas le baptême d'une renaissance, une révolution contagieuse, une métamorphose radicale après la mort de leurs idôles, que promettait Yavhé aux Egyptiens néanmoins sourds aux discours de Moïse ?
On remarquera encore que du lait et du sang accompagnent ces grenouilles nostradamiennes. Nous avons vu plus haut que le sang chez Nostredame est sacré, comme celui du phénix, il permet la vie et
la renouvelle. Le lien du sang a été inventé bien avant celui des chromosomes, mais (alors que les gènes sont transmis par voie sexuelle) aujourd'hui on continue encore à parler de consanguinité : le sang caractérisait
une hérédité qui ne devait rien à l'éducation, mais à un Créateur surpassant de loin ce que les humains espéraient pouvoir faire prospérer, avec du lait : des enfants, des cultivateurs, des
artisans, des guerriers, etc. Abstraitement, d'une certaine manière, grâce au lait comme aliment, le "sang" comme vecteur
vital pouvait continuer à vivre, et à se reproduire. Mais bien plus encore, dans la mythologie le lait est élevé au rang de nectar divin (allégorie d'une nourriture spirituelle selon le Pseudo-Denys
Aréopagite : "C'est pourquoi les paroles intelligibles de Dieu sont comparées à la rosée, à l'eau, au lait, au vin et au miel, parce qu'elles ont, comme l'eau, le pouvoir de faire naître la vie ; comme
le lait, celui de faire croître les vivants ; comme le vin, celui de les ranimer ; comme le miel, celui tout à la fois de les guérir et de les conserver." ; Lettre IX, à Titos), d'élixir conférant
l'immortalité : ainsi seuls les bâtards de Zeus ayant bu du lait au sein d'Héra pouvaient accéder à
l'immortalité céleste (figurée par la Voie lactée), comme ce lunatique Héraklès lui-même (Chevalier & Gheerbrant,
1982). Après les cailles de l'île
d'Ortygie, associées aux sources de la nymphe Aréthuse, les aquatiques grenouilles nostradamiennes, sanglantes et lactées, sous-entendent donc encore un symbole de Renaissance.
5. 3. Terreste, mortel ; céleste, immortel. Telle pourrait être la devise résumant l'Ouroboros, allégorie de la naissance à l'éternité, matérialisée par un serpent dans les Hieroglyphica d'Horapollon que Nostredame traduisait ainsi :
Que denotoyent par le serpent Basiliq Par le serpent l'Egiptiène afferme Signifier le temps comprins en l'eage Encor qu'en soient troys espèces conforme, Les aultres meurent de mort, ne crainct daumaige Immortel est, car de son seul visaige Par son aleisne aulx aultres mort faict estre Et en tenent de vie et mort l'usaige Dessus la teste des dieux ont le vient métre. |
indiquant ensuite que cette immortalité est aussi une renaissance cyclique, tant que dure la succession des années :
Comment le munde |
En résumé, le serpent signifie la renaissance parce que changeant de peau à chaque mue, il reste constamment jeune, se nourrissant de son propre corps il se régénère aussi lui-même (comme le phénix), et par cette renaissance sans fin figurée par un cercle oro-caudal il devient immortel comme la succession immuable des ans terrestres dans le ciel étoilé.
Il serait tout de même surprenant que Nostredame ait totalement oublié cette leçon d'Horapollo dans sa composition des Prophéties, où l'on trouve quatre fois la mention d'un serpent. La première occurence, en I-10 : Serpens tranfmis dans la caige de fer/Où les enfans feptains du roy font pris, indique, par l'allégorie du serpent, la re-naissance de certains enfants sidérés (cf § 7.2), célestes, sachant que son are (du latin area, aire) est celle de l'espace en I-19 : Lors que ferpens viendront circuir l'are,/Le fang Troyen vexé par les Efpaignes, et que le sang Troyen est celui qui, exilé et banni d'Ilion, renaît dans une "cité neuve" (i.e. Carthago ; cf. Virgile, Eneide,
I), une nouvelle assemblée, dans un port phoeniceus, une communication punique. On voit d'ailleurs que pour la conception de ces nouveaux nés, il faudrait, comme en IV-93, Vn ferpent veu proche du lict royal,...à l'instar de la conception d'Alexandre le Macédon par Olympias, assistée de cette légendaire intervention (Plutarque, Vies, Alexandre, 2), tant et si bien que ... Lors naiftre en France vn Prince tant royal.
Mais encore, la mythologie enseigne aussi qu'un serpent constitue la partie médicale du caducée, emblème d'Asclépios : si le serpent donne la mort terreste, le dieu céleste redonne la vie, conférant le pouvoir, comme il se doit à un médecin de rang divin, de ressusciter les morts. Asclépios, né par césarienne, était le fruit des uvres d'Apollon (à la fois père, et pour la circonstance, obstétricien), et tenait de son père ce fameux caducée, l'insigne des hérauts transmis à Hermès. Un caducée, une simple verge d'or dans les mains d'Apollon, est aussi un sceptre royal (sceptrum, du grec skhptron : bâton) ou un bâton (baculus,
baguette, bastare, porter), recourbé ou droit ; lequel caducée confère le pouvoir de commander, de prononcer les sentences, ou de proclamer les avertissements. Or, sous la plume du médecin de Salon avec ferpent fus le bort mis en II-43, on trouve un étrange caducée : un bort (de bohort et boort, la lance du tournoi, du germanique bühurt, joute ; cf. Bohourd, behourt in Nicot, Thresor de la langue françoise ; cf. Caduceator, AL. Fridbott,... Fecialis, AL. Ein bott der abfagbrieff..., ein Herold, in Junius, Nomenclator Octilinguis, De Militaribus, Cap. XLII) sur lequel s'enroule un serpent, est très certainement un bâton,
une bûche dont on fait un bordon, un brandon, ou une borde (Godefroy, 1885 ; Greimas, 1994 ; Rey, 1994). En suivant cette dernière idée, le vocable nostradamien Bourdeloys (IV-79, IX-6) désignerait alors la loi d'un bâtonnier, d'un légat, d'un ambassadeur. C'est probablement dans l'Ancien Testament qu'on pouvait trouver, à l'époque de la Renaissance, la première allégorie d'un caducée salvateur : "L`Éternel dit à Moïse: Fais-toi un serpent brûlant (latin : serpenteum aenum, grec : ὄφιν,
hébreu : saraf) et place-le sur une perche (latin : pro signo, grec : επι σημειου, hébreu : nes [étendard, signal, cf. Isaïe, 11-12]) ; quiconque aura été mordu, et le regardera, conservera la vie. Moïse fit un serpent d`airain, et le plaça sur une perche ; et quiconque avait été mordu par un serpent, et regardait le serpent d`airain (latin : serpenteum aenum, grec : ὄφιν τόν χαλκοῦν [de χαλκός : bronze, airain, cuivre], hébreu : nachash [serpent] nechosheth [cuivre]),
conservait la vie" (Nombres, 21, 8-9). Cette fonction salvatrice du serpent dans la main d'un bâtonnier est reprise dans le Nouveau Testament : "Comme Moïse éleva le serpent au désert, ainsi faut-il que soit élevé le fils de l'homme, afin que tout homme qui croit ait par lui la vie éternelle" (Jean, 3, 14-15).
On trouve aussi dans la Divine Comédie, que Nostredame aurait pu lire en italien parfaitement, un serpent brûlant, synonyme de renaissance, et doublement associé à la résurrection d'un phénix ou d'un épileptique : "Au milieu de cette foison de cruels et odieux reptiles, couraient des gens nus et pleins d'épouvante, sans aucun espoir de refuge, ni d'héliotrope./ Leurs mains étaient liées par derrière avec des serpents ; et ceux-ci dans leurs reins enfonçaient la queue et la tête, et se nouaient devant./ Et voilà que sur l'un d'eux, qui était près de la même rive que nous, s'élança un serpent qui le piqua là où le col s'articule à l'épaule./ Jamais ni O, ni I ne s'écrivit aussi vite qu'il s'enflamma, et brûla
tout entier, et tomba réduit en cendres :/ Et lorsqu'ainsi détruit il fut, gisant à terre, la poussière aussitôt se rassembla, et d'elle-même redevint le même corps qu'auparavant./ Ainsi, au dire des grands sages, le Phénix meurt et ensuite renaît, lorsqu'il approche de sa cinq centième année." (Enfer, XXXIV, 91-108 ; trad. Lamennais, 1885).
6. Aux nombreux éléments (déjà passés en revue dans notre ouvrage, et résumés dans nos Extraits) permettant de suspecter chez Nostredame un trouble du langage héréditaire (à type de dyslexie, ou de dysphasie), on pourra ajouter le témoignage de Jean Taxil, médecin d'Arles : "
& de noftre temps, noz practiciens nomment entre les grands Epileptiques, encores vn Charles Quint, Empereur & Roy des Efpaignes, grãd Monarque & d'vn tres-fubtil efprit. Quand à moy i'ay pris garde à ceft inconuenient, & i'ay prefque toufiours trouué veritable, tellement qu'il me feroit facile d'en mettre icy en conte plufieurs qui font ainfi de grand entendement, qui font fubiects à
ce mal. Mais pour tous ie ne veux mettre en ieu qu'vn feigneur fort cogneu en Prouence, lequel tire en admiration ceux qui confiderent fon entendement : car eftant dés fa naiffance priué de l'ouye qui eft le propre organe des difciplines, toutefois fans icelle il a habitué fon ame aux fciences des Mathematiques, comprenant | fort bien la valeur des lettres, lifant & faifant fes refponfes pertinẽtes par efcript; ne sẽble-il pas que l'ame de ce feigneur ayãt appris fans fon propre organe tant des chofes, que quafi par vne fimple apprehenfion comme les anges, & par la grandeur de fon iugement, aye faict cela ? Si Ariftote viuoit encores auec tous fes naturaliftes, ils feroyẽt biẽ empefchés de fçauoir comme ce perfonnage à apprins ce qu'il fçait, fans louye & fans la voix, & m'affeure qu'ils admiroyẽt
plus fur cela qu'ils n'en refouldroyent. C'eft affes fourny d'exemples, & affes d'authorités pour la verité de cefte propofition, refte de l'illuftrer de raifon. Ariftote & tous fes fectateurs difent, & concluent qu'iceux Epileptiques font tels, parce qu'ils font melancholiques, qu'ils foyent melancholiques, nous en auons ia cy deuant apporté tant de raifons & authorités, que ce ne feroit qu'ennuy de les repeter : mais que les melancholiques foyẽt hommes de fi braue iugement c'eft la principalement où ie me veux vn peu arrefter
" (1602, Traicté de l'Epilepsie, Livre I, Chap. 15 ; p. 138). En résumé, ce "grand Mathématicien
fort cogneu en Provence" aurait donc été connu comme épileptique et, sinon dysphasique, quelque peu "sourd-muet"
dans son enfance (pour s'exprimer d'une manière tout à fait hyperbolique, mais sans négliger ce que savait déjà Pline : "Dans l'espèce humaine, celui qui est dès la naissance privé de l'ouïe perd aussi l'usage de la parole, et il n'y a point de sourds de naissance qui ne soient aussi muets", H.N., Liv. X, chap. LXIX (88) §192 ). Or Taxil, dans le chapitre VII du même ouvrage, à l'appui de ce seigneur provençal, mathématicien épileptique et sourd-muet, cite plus haut "ce prince des Mathematiciens Nostradamus" (p. 52) et "medecin de fa profeffion, mathematicien meteorologique, non pas tant de fon bon gré, que par la priere des Princes & des Rois ? Tel fuft ce grand Nostradamus" (p.
54), un de ces astrologues du XVIe siècle qui se faisaient tous appeler mathématicus, selon l'usage à cette époque-là. Bien que Taxil, né aux Saintes-Maries vers 1570 (diplômé à Montpellier en 1594, puis médecin en Arles près de Salon-de-Provence) n'ait personnellement jamais connu Nostredame (mort en 1566) et son "infirmité", on aura pu la lui rapporter, et en particulier Nicolas Vallériole, le fils d'un médecin arlésien bien connu du premier (cf. Fassin, 1910 ; cf. Traicté de l'Epilepsie, Livre I, Chap. XII, p. 113 ; cf. Brind'Amour, 1993, p.116 ; cf. la Paraphrase de C. Galen et l'Excellent & Moult Utile Opuscule). Ce témoignage, même
s'il ne s'agissait d'ailleurs que d'une rumeur, vient appuyer, sinon confirmer les autres éléments de la sémiologie littéraire de la taciturnité Hiraclienne, repérés dans l'uvre du médecin de Salon.
7. 1. Les possibles emprunts de Nostredame à Pic de la Mirandole ne se limitent pas seulement à l'une ou plusieurs de ses 900 Conclusiones. Plusieurs extraits trouvés dans son Discours sur la dignité de l'homme pourraient le montrer : "ce n'est pas son corps arrondi qui fait le ciel, mais la rectitude d'un plan" (nec caelum orbiculatum corpus, sed recta ratio; nec sequestratio corporis, sed spiritalis intelligentia angelum facit), et plus loin : "si vous voyez un philosophe discerner toutes choses selon la droite raison, vénerez-le : c'est un être céleste et non terrestre" (Si recta philosophum ratione omnia discernentem, hunc venereris;
caeleste est animal, non terrenum) ; ces extraits permettent de mieux comprendre ce que Nostredame écrivait dans le dixain de sa Paraphrase de Galien, "Contre les ineptes tranflateurs (...) Suyués le droict fentier, & voye plaine". Le "droit sentier" nostradamien c'est la "droite raison" de Pic, qui est céleste parce qu'elle suit la "rectitude d'un plan", comme la "voye plaine" est aussi céleste et immortelle que la Voie lactée, une voie lumineuse et sidérale : "telle est la lumière du midi qui va frapper tout droit les Séraphins" (Haec est illa lux meridialis, quae Seraphinos ad lineam
inflammat et Cherubinos pariter illuminat) et son disciple Nostredame qui déclamait en IV-31 :
La Lune au plain de nuict fur le haut mont,
Le nouueau fophe d'vn feul cerueau l'a veu:
Par fes difciples eftre immortel femond,
Yeux au midy, en feins mains, corps au feu.
sachant que "le Séraphin [c'est à dire aimant], brûle du feu de la charité" (Ardet Saraph caritatis igne; fulget Cherub intelligentiae splendore).
Il n'est pas inutile de rappeler que :
plaine vient du latin planum, de planus, plat, uni, plan, clair, évident, et que plaga (l'espace céleste) est synonyme de même que plancus (EMA, GAF) de plaine (sidérale, ferme, immuable),
que la Voie lactée, qui se trouve dans ce lieu dit plaga, est dite orbis lacteus, alors qu'orbis désigne un cercle, un rond, une roue (sur une route, qui peut être droite),
que sentier et voie étant synonymes, dans la galaxie olympique, le droict sentier est ce qui est bon et juste (sed recta ratio), et la voye plaine un bon plan rationnel (sed spiritalis intelligentia).
Le corps au feu pourrait encore rappeler plusieurs épisodes mythologiques liés à l'immortalité ou au mythe de la résurrection dans les flammes, retrouvé dans le cycle palingénétique du phénix avec Achille Tatius : " Sémélé, ce n'est pas un rapace qui l'a fait monter aux cieux, mais le feu. Ne sois pas étonné que ce soit par le feu que l'on monte au ciel ; c'est ainsi qu'y monta Héraclès. " (Leucippé et Clitophon, II, 37, 4), ou Apollodore : "Métanire, l'épouse de Céléos, avait un enfant, et elle le confia à Déméter pour qu'elle l'élève. La déesse voulait le rendre immortel. Aussi, de nuit, elle le jetait dans le feu, pour le dépouiller de son enveloppe
mortelle. Le jour, ensuite, Démophon, ainsi s'appelait l'enfant grandissait de façon prodigieuse..." (I, 5, 1), "Quand Thétis mit au monde un enfant, elle voulut le rendre immortel ; aussi, à l'insu de Pélée, la nuit elle trempait le bébé dans le feu, pour détruire la partie mortelle qu'il avait reçue de son père, et, le jour, elle l'oignait d'ambroisie..." (III, 13, 6).
Passer le corps d'un enfant au feu (cf. IX-9 : Enfant trouué feu) serait une allégorie solaire, le préparant à devenir un dieu immortel, comme le raconte encore Plutarque : " Isis, pour nourrir l'enfant, lui mettait, au lieu de mamelles, le doigt dans la bouche ; la nuit, elle le passait dans le feu pour consumer ce qu'il y avait en lui de mortel, et prenant la forme d'une hirondelle, elle allait se placer sur la colonne et déplorait la perte d'Osiris. Une nuit, la reine, l'ayant observée, et voyant son fils dans les flammes, elle jeta de grands cris, et le priva par là de l'immortalité. " (Isis et Osiris, 16, (357 B)). Le corps au feu, les mains en seins jointes et les yeux au midi, ce serait donc l'image sacrée
de la renaissance solaire d'Osiris (alias Ptah, Héphaistos ; ou d'Héraklès) : " Souvent aussi, ils peignent Osiris sous une forme humaine, avec le signe de la génération droit, pour désigner la vertu qu'il a de produire les êtres et de les conserver. Ses images sont couvertes d'un voile couleur de feu, parce qu'il regardent le soleil comme le corps du bon principe, comme l'expression visible de la substance intellectuelle. " (Isis et Osiris, 51 (372 A)) ; " L'intellect démiurgique, maître de la vérité et de la sagesse, quand il vient
dans le devenir et amène à la lumière la force invisible des paroles cachées, se nomme Amon en égyptien, mais quand il exécute infailliblement et artistement en toute vérité chaque chose, on l'appelle Ptah (nom que les Grecs traduisent Héphaistos, en ne l'appliquant qu'à son habileté d'artisan) ; en tant que producteur des biens, on le nomme Osiris, et il a d'autres appellations selon ses diverses vertus et activités. " (Jamblique, Les Mystères d'Egypte, VIII,3) ; "era Hercole, che ardeva volontariamente sul monte Oeta, el motto d'essa, anchor che Toscano, su nondimeno bello & arguto ; cioè, ARSO IL MORTALE, AL CIEL N'ANDRA L'ETERNO, volendo mostrare, che ogni spirto gentile deposta giù la spoglia terrena, andra à godere i premi di vita eterna" (Giovio,
Dialogo, 1559 ; p. 162).
7. 2. Peut-être Nostredame a-t-il trouvé encore dans ce Discours sur la dignité de l'homme l'allégorie du fer, symbole de sagesse acquise dans la dialectique (Nec crediderim ego aut Poetas aliud per decantata Palladis arma, aut Hebraeos, cum barzel, ferrum, sapientum symbolum esse dicunt, significasse nobis quam honestissima hoc genus certamina, adipiscendae sapientiae oppido quam necessaria).
Dans les Centuries, le fer (l'arme de Pallas) est le plus souvent associé au feu (ou à la foudre de Jupiter) et à l'eau (célestes de la pluie, terrestre des sources, ou des inondations), mais aussi plus curieusement, après une pluie de sang et de lait, à la peste en II-46 (Pluve, fang, laict, famine, fer & pefte) pour traduire la force contagieuse de nouvelles conceptions du sacré, et aux lettres qui sortiraient (de la bouche) d'un poisson en II-5 (Qu'en dans poiffon, pefte & lettre enfermée/ Hors fortira...). Comme si un poisson pouvait en parlant répandre des idées contagieuses et ferrer ses auditeurs, louange que l'on n'attribuait jadis pour son charisme qu'à Ogmios,
l'Hercule gaulois, lequel n'avait parfois emprunté au poisson que les noms de maladies contagieuses : la gale (du grec ψωρός, d'une surface rugueuse) et la lèpre (du grec λεπρός, écailleux, raboteux) qui, par leurs caractères nosologiques rappellent la peste, signifiant destruction ou ruine (EMA, GAF), et donc le mal caduc, celui qui faisait tomber le pécheur de haut en bas (cf. Stol, 1993 : pp. 119, 127-130, 139-140, 147) terrassant n'importe quel géant
et le laissant pour mort. Jadis dans l'Antiquité, on pensait que cette maladie d'Hercule, dite aussi haut mal ou mal sacerdotal, pouvait être envoyée de haut par les dieux (objets de cultes sacerdotaux) ou les démons célestes (objets d'autres superstitions), tous logés dans des planètes sidérales (du grec πλάνης, errant, égaré, écarté du droit chemin, et de σίδηρος, fer, hameçon, épée, faux ; BSC).
Dans la Bible, Dieu lui-même ne trempait-il pas le fer dans l'eau : "Qu'il y ait un firmament au milieu des eaux et qu'il sépare les eaux d'avec les eaux" ("Fiat firmamentum in medio aquarum, et dividat aquas ab aquis" ; Génèse, 1, 6). Car si la Septante grecque traduisait l'hébreu rakia (raqiya` : support, base solide, de raqa` : battre, frapper, étendre en frappant, marteler ; les eaux : shamayim : haut, élevé, noble) par στερέωμα (construction solide, carène de navire, de στερεός : ferme, robuste, opiniâtre,
rude, dur, cruel), c'est parce que les Anciens pensaient que l'espace céleste était stable, immuable, et ferme (comme une cage de fer en I-10, II-24, IX-95) : d'où l'emploi de l'adjectif sidéral (du grec sidéros, le fer), mais aussi de "firmament" (du latin firmus, ferme, solide, fort, dérivé du sanskrit daháryati, "il tient", comme le latin ferrumen, la soudure ; EMA). Chez les Egyptiens aussi, le même mot (noté bj3.yt : une jambe, un roseau, un vautour) servait a désigner le fer métallique et le firmament, ainsi qu'un signe ou un prodige (Grandet & Mathieu, 1998 ; p. 141, 261, 263).
On ne devrait donc pas non plus s'étonner que Nostredame, lecteur biblique hébraïsant, pour traduire la volonté d'une re-création divine, mélange lui aussi, après le lait et le sang, l'eau et le fer (IX-51, X-10), ou qu'il fasse en III-88 de la mer une ayde fermee, un secours céleste, ferme et solide (cf. supra : latin firmus), une eau forte, ou encore de la pefte de fer en II-6 un haut mal.aussi divin que contagieux, conférant la sagesse du double Aleph exposée par Pic de la Mirandole dans la 860ème de ses 900 Conclusiones, puis reprise par le médecin de Salon en X-96.
8. 1. Après l'eau et le fer : l'air. "Anaximène de Milet, fils d'Eurystratos considéra l'air comme le principe de toutes choses, toute chose en provenant, toute chose y retournant. De même que notre âme qui est de l'air, nous maintient, de même le souffle, l'air entoure le monde entier ; souffle et air sont employés comme synonymes" (Aetius, I, 3, 4 Dox. 278 ; Voilquin, 1964, p. 57). De telle façon qu'Hippocrate dira lui-aussi : " Le souffle s'appelle vent dans les corps, air hors du corps. L'air est le plus puissant agent de tout et en tout ; il vaut la peine d'en considérer la force. (...) La terre est la base où l'air repose, l'air est le véhicule de la terre, et il n'est rien qui en soit vide. Telle est
donc la raison de sa force dans tout le reste ; quant aux êtres mortels, il est la cause de la vie chez eux et des maladies chez les malades (...) Les apoplexies aussi proviennent des vents. Quant les vents froids et abondants pénètrent et gonflent les chairs, les parties pénétrées deviennent insensibles ; des vents abondants parcourent-ils tout le corps ? tout le corps est frappé d'apoplexie ; se fixent-ils en une certaine partie ? c'est cette partie ; se dissipent-ils ? la maladie se dissipe ; persistent-ils ? la maladie persiste. Les continuels baîllements de ces malades prouvent qu'il en est ainsi. (...) J'attribue encore à la même cause la maladie appelée sacrée..." (Hippocrate, Des vents). L'autorité du maître grec persistera si longtemps que la même conception restera quasiment intacte jusqu'à
la fin du XVIe siècle, recopiée dans l'ouvrage de Taxil (Livre I, chapitre 2 ; cf. pp. 13, 20) citant les auteurs grecs (Hippocrate, Aristote, Galien), ou arabes (Avicenne et Averroès). Ainsi le vent, l'air et le souffle seraient tous synonymes entre eux, mais encore avec l'âme et l'esprit, lesquels quand ils sont agités (ou parfois contrariés) souffriraient parfois de la maladie sacrée, sinon même de "comitiale agitation Hiraclienne" lorsqu'elle troublait l'auteur de la Paraphrase de Galien, un furieux efuenté, au
sens hebeté. Donc, là où Nostredame a écrit vent ou air, pourrait-on entendre le souffle de l'inspiration, de l'âme, sinon l'esprit "Hiraclien", sacré comme le morbus sacer, divin (πνευμα θεου dans la Génèse, I, 2 ; le Saint-Esprit dans l'Evangile de Marc, III, 29). Ainsi en VI-27 les bruynes de l'aer un trouble de l'esprit, qui a l'air brouillé permettraient-elles de comprendre ce que serait la fureur de l'vn : une agitation spirituelle, quasi pneumatique, sinon Hiraclienne. Ainsi une lecture quasi hippocratique du quatrain II-86 (La terre [tremble] efmeuë fus l'air en terre mis) permettrait-elle de réviser certaines errances catastrophistes d'autres
éxégètes : le médecin de Salon verrait la terre le milieu fertile de Gaia, épouse parthénogénétique d'Ouranos : i.e. vierge mariée à son fils émue, toute tremblante, agitée, presque caduque, fécondée (en terre mis) par un vent (propice en III-82, contraire en I-7, IV-92, VI-45), gonflée par un esprit pneumatique, éthéré, haut élevé, divin.
8. 2. Elevé : "à plus haut sens", comme le recommandait l'Abstracteur de quinte essence à ses beuveurs. C'est pourquoi on devrait maintenant mieux comprendre voir plus haut, & plus haut encore ce que signifie le quatrain VI-28 : Le grand pafteur mettra à mort tout homme,/Qui pour le coq eftoient aux Alpes vnys. Par Alpes (montagne, hauteur, cf. Festus : album, blanc ; EMA) il faut entendre les sommets spirituels immaculés atteints par des âmes bien élevées, par coq
(latin gallus, quasi Celtique) : celui qui chante pour faire jaillir la lumière dans l'obscurité, par la mort de tout homme uni aux Alpes : sa renaissance à un nouveau monde innondé de soleil, par grand pafteur : le chef de ce poulailler pascal. Bien élevé encore le pole (du grec πόλος : axe du monde, étoile polaire, voûte céleste, cf. ancien français pole : poulet, coq ; Greimas, 1994), aquilonaire
(du latin aquilon : le vent du nord), arctique (du grec ἄρκτος, ourse polaire, pôle nord), ou bastarnan (de Bastarnie, ancienne province germanique unie à la Pologne, devenue Bessarabie ottomane en 1538), la Polonne (Pologne : de pole, du latin populum, peuple, foule, ou de pol, de pullum, petit d'un animal ; Greimas,
1994), biens élévés sont de même les Polons (pro Bastarnes, polains ou poulains, mulets ou fils de poule). On apprend en V-51 que la Polonne est rangée à côté de l'Angleterre (cf. ancien français anglet, hauteur, sommet), un pic lumineux car bien élevé, mais aussi des gents de Dace, peuples alpins que Strabon (Géographie, VII, 3, 12) appellait, à côté des Gètes, Dai (Γέταί και Δάοι), or Δάοι est le pluriel de Δᾶος,
homonyme de δάος (de δαίω allumer, briller), signifiant torche ou flambeau. L'Angleterre et les Alpes nostradamiennes sont spirituelles, et conviennent à un grand pasteur (dit chef vieux Britanique en V-99) de même que pour Guillaume Postel " ...la pierre Jésus reprouvé par les bastisseurs doibt estre mise au pignon ou chef de l'anglet le plus hault de tout l'edifice humain... " (TPU, Chap. XLV, p. 185, 200, 222).
9. La présence dans les Prophéties de quelques fruits et légumes pourrait surprendre le néophyte, non prévenu des symboles sans ressemblances certaines. Il en est ainsi de l'oignon (ognyon en IX-89) et des courges en IX-46, de l'ail ou du poireau (prince Vlpian en VIII-66), de la mandragore (mandragora en IX-62) et peut-être des fraises (fragues en VI-94), et de la consoude (Alus fanguinaire en 6-33 ; le nom gaulois de cette plante aux propriétés hémostatiques et cicatrisantes a été confondu avec le latin alium ; André,
1985).
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Sept ans fera Philip. fortune profpere, Rabaiffera des Arabes l'effaict, Puis fon mydi perplex rebors affaire Ieufne ognyon abyfmera fon fort. |
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Vuydez, fuyez de Tholofe les rouges Du facrifice faire expiation Le chef du mal deffoubz l'vmbre des courges Mort eftrangler carne omination |
C'est dans l'Ancien Testament que l'on trouve pour la première fois réunis plusieurs de ces légumes : "Ah ! quel souvenir ! le poisson que nous mangions pour rien en Egypte, les concombres, les melons, les laitues, les oignons et l'ail " (Nombres, 11, 5). Or, il se trouve que ces légumes présentaient, pour qui veut bien faire une recherche, des caractères sacrés dans la religion égyptienne, comme l'ont rapporté quelques auteurs latins, sans bien en comprendre exactement toutes les raisons. Ainsi dans Pline lit-on : "Alium cepasque inter deos in iureiurando habet Aegyptus" : "L'Egypte invoque l'ail et l'oignon par les dieux dans les serments" (H.N., XIX, 32, 101) ; ailleurs, dans Prudence : « Adpone porris religiosas arulas, uenerare acerbum caepe,
mordax allium » : " Dresse de pieux autels aux poireaux, venère l'oignon âcre et l'ail piquant " (Hymnes, X, 256-260) ; dans Juvénal : " On est sacrilège si l'on met la dent au poireau et à l'oignon. O saints peuples dont les divinités poussent dans les jardins " (Satire XV, 1-34).
Tous les humanistes de la Renaissance connaissaient ce qui est loin d'être le fait de certains "nostradamologues" distingués ces histoires d'oignons et de courges ; c'était le cas de Pacifico Massimi en 1489 : "Les mots vénérables et sacrés que tu jettes au peuple/ sont propos de Jupiter entre oignons et poireaux" (Hecatelegium, VIII, 10, 21 ; cf. J. Desjardins), comme de Saluste du Bartas en 1584 : "[Dieu] sçait encor comment la colochinte peut avec tel jugement dans les conduits obscurs choisir l'humeur blanchastre" (IIIIe jour de la IIe Sepmaine) ; ou des membres de l'Académie de Sienne "à l'enseigne
de la docte citrouille" : les Intronati (vocable venant du sarde ou du ligure, par le verbe tonare, tonner) serait un jeu de mot savant construit sur le latin (intro + nati, de nascor) pour décrire ceux qui sont plutôt qu'abasourdis "nés dedans..." comme d'autres sont "tombés dans une marmite" (ou une cucurbite, de potion magique ; cf. Strabon : "demutando aliquando in caccabulum de Saturno" : faisant tantôt une marmite de Saturne, XIII, 4 ; caccabos, ομοια κιβωριω, Diosc. 3, 132 ; André, 1985).
La raison pour laquelle les Egyptiens avaient élevés ces légumes au rang de divinités, pourrait se trouver dans Pline, encore, citant souvent Théophraste : "Toutes les plantes potagères naissent ou de graine ou de rejet, certaines de graine et de plançon, comme la rue, l'origan, le basilic, car on coupe aussi ce dernier quand il atteint un palme de haut, certaines et de graines et de racine, comme l'oignon, l'ail, les bulbes et toutes les plantes à tige annuelle dont la racine est vivace. Celles qui viennent de racines ont une racine persistante et qui bourgeonne comme les bulbes, la ciboulette et la scille" (H.N., XIX, 36, 121) ; Théophraste : "e radice scorodum, cepa, bulbus, arum et omnino ejusmodi omnia, quae radice capitata sunt" : "Viennent de
racine l'ail, l'oignon, le bulbe, la colocase, et d'une façon générale les plantes de ce genre à racine bulbeuse. Peuvent le faire aussi celles dont les racines durent plus que les tiges annuelles" (H.P. 7, 2, 1) ; mais c'est Psellos qui l'explique le mieux : " τας δε φυσεις οιμαι των γιγνομενων μη μαλα ειδοτες σκιλλαν τιμωσι και κρομμυα οτι αυτοματως βλαστανουσι."
: Ils honorent les bulbes de scille et les oignons parce qu'ils bourgeonnent d'eux-mêmes. (Michael Psellis scripta minora, in Van der Horst, 1987 ; p. 9-11).
Ainsi ce sont les propriétés auto-régénératives des bulbes, d'oignon, d'ail, ou de colocase un cucurbitacé comme le melon ou la courge qui servaient d'attributs aux dieux égyptiens, à l'image d'un phénix renaissant, comme un bourgeon, de lui-même. Mais pourquoi, dans le texte de l'apothicaire de Salon, à l'ombre des courges ? Pline répond : "Les courges ressemblent aux concombres, du moins dans leur manière de pousser (...) Naturellement avides de s'élever, les courges n'ont pas la force de se soutenir sans support ; elles croissent très rapidement, et couvrent d'un ombrage léger les berceaux et les treilles". (H. N., XIX, 24, 69). Strabon confirme : "Dans les marais et lacs d'Egypte poussent le payrus ainsi que la plante à
fève égyptienne [grec κύαμος, nénuphar rose] d'où est tiré le ciboire [grec κιβώριον] ; leurs tiges sont à peu près égales en hauteur, dix pieds environ. Mais, tandis que le payrus est une tige lisse avec à son sommet une touffe chevelue, la plante à fève, elle, porte des feuilles et des fleurs en maints endroits, et donne aussi un fruit semblable à notre fève, différant seulement par la taille et le goût. Les lieux où poussent les fèves offrent un coup d'oeil agréable, et sont aussi un enchantement pour ceux qui veulent y banqueter joyeusement. Ils festoient sur des thalamèges, pénétrant au plus épais des plantes à
fève à l'ombre des feuilles." (Le voyage en Egypte, XVII, 1, 15).
Or le nénuphar rose a été confondu avec la colocase (cf. Pline : "In Aegypto nobilissima est colocasia, quam cyamon aliqui vocant" : "En Egypte, la plante la plus fameuse de cette catégorie est la colocase, que quelques-uns appellent cyamos" H.N., 21, 87 ; André, 1985, p. 71), et son fruit le ciboire en forme de vase avec une ventouse (latin cucurbita), i.e. un cucurbitacé, dont la courge (ancien français cohourge, altération du latin cucurbita ; DMD, Estienne, 1549). Et Virgile met la colocase au même rang que l'acanthe : "At tibi prima, puer, nullo munuscula cultu/ Errantes hederas passim cum baccare tellus/ Mixtaque ridenti colocasia fundet acantho
[...] Bientôt la terre, enfant, prodiguera pour toi/ Lierre capricieux, menus dons spontanés,/ Colocase mêlée à la folâtre acanthe" (Buccoliques, IV, 20) ; or l'acanthe est elle-même réputée pour accompagner la résurrection et l'immortalité, comme l'illustre bien l'histoire de la corbeille de Callimaque rapportée par Vitruve. Or encore, le nénuphar (idéogramme h3 symbolisant le chiffre 10 000) est chez les Egyptiens un végétal associé aux offrandes funéraires, et donc lié par le grand nombre qu'il représente au concept d'éternité, et d'immortalité ou de renaissance (Livre des morts, ch. 81), on trouve aussi toujours la fleur près des dieux, placé parfois sur la tête (Nefertoum
le dieu lotus, fils de Ptha et Sekhmet), parfois servant de siège comme le voyait Jamblique : "Le fait d'être assis sur un lotus signifie une supériorité sur le limon qui exclut tout contact avec celui-ci et indique un règne intellectuel dans l'empyrée ; car circulaires se montrent toutes les parties du lotus et les formes que revêtent ses feuilles et ses fruits ; or, c'est à ce seul mouvement circulaire que l'activité de l'intellect est connaturelle, elle qui s'avère permanente dans l'identité, avec un ordre et une raison uniques. Dieu lui-même est établi en soi et au dessus de cette hégémonie et de cette activité, auguste et sain dans sa simplicité transcendante, demeurant en lui-même, ce que veut signifier la position assise." (Les Mystères d'Egypte, VII,
2).
Donc, quoi de plus normal pour un fils de Jardinier promis à renaître aux cieux éternels après sa brève mort terrestre, et avide de s'élever spirituellement vers les dieux, de placer un oignon à l'ombre d'une courge... dans un berceau ? Et quoi de plus normal, alors, pour l'interprète des Hiéroglyphes d'Horapollo comme ressuscité tel un phénix dantesque après une mort apparente de planter dans ses Prophéties, qui un jeune ognyon, qui un Prince Ulpian, la tête (le chef du mal) à l'ombre des courges...
La mort qui étrangle (du latin strangulare, resserrer, étouffer, suffoquer, du grec στραγγάλη : lacet, cordon, strangulation, anxiété ; cf. Estienne, 1549 : Serrer aucun en prifon) c'est celle du Mort estrangler en IX-46, du fuprefme eftranglé en I-39 (cf. femme affoumée l'enfant eftranglera ... s'eftouffer sans refpit en VIII-63, suffoquez morts en II-39, les siens suffoquez en IV-53), décrite par Hippocrate : "mutus fit & suffocantur, & spuma ex ore effluit, & dentes constringuntur, & manus
convelluntur, & oculi distorquentur, & nihil spiunt, aliquibus etiam stercus inferne fecedit" : "le sujet perd la voix et étouffe [πνγεται], l'écume lui sort de la bouche, il grince des dents, les mains se tordent, les yeux divergent, toute connaissance est perdue, quelquefois même il y a sortie des excréments" (De la Maladie Sacrée) ; puis par Arétée de Cappadoce au chapitre V des Maladies aigües, celle de l'épileptique mort d'angoisse : "Malae
rubent quidem, sed cum morbus increvit, & faciei livor accedit : cervicis vasa distenduntur : vox, ut in strangulatu, aufertur. etiam si vehementer inclames, non sentiunt. eorum vox nihil nisi gemitus & suspirium est. respiratio vero suffocatio quaedam est, veluti in his qui laqueo strangulatur" (Crassus, 1554) : "Dans l'intensité du mal, bien que les joues soient rouges, le reste de la figure est pâle ; les veines du cou se gonflent, la voix se trouve éteinte comme dans la strangulation ; les oreilles sont insensibles aux cris les plus forts ; au lieu de voix, on n'entend qu'une espèce de murmure ou gémissement sourd ; la respiration devient entrecoupée, suffoquée, comme chez ceux qu'on étrangle" (Renaud,
1834). Et ce n'est pas pour rien que Dante jettera dans son Enfer en l'espace serré de quelques lignes un serpent brûlant (saraf) à la gorge attaquée d'un pauvre damné condamné à brûler puis ressusciter, tel un épileptique, tel un phénix.
Cette carne omination (du latin ominatio, présage), c'est l'examen des entrailles, l'autopsie du corps, dans le but d'établir un pronostic sur l'avenir (pour un augure), ou la maladie (pour un médecin), voire les deux ; cf. Augures creuz efleués arufpices ... interprétés feront les extipices en III-26 (du latin extispex, haruspice, de spicio, regarder, inspecter). Quant à savoir si par exemple, après s'être étranglé avec une bretzel responsable d'une étrange & inexplicable chute, un obscur candida dyslexique pourrait briguer ou conserver la magistrature suprême, la question mériterait donc d'être autopsiée de vivo, en IRM ou avec une carte génétique.
10.1. On trouve à plusieurs reprises dans les Centuries quelques ambiguités orthographiques, particulières à la typographie du XVIe siècle où l'on distingue parfois assez mal les "j" des "i", les "u" des "v" et les "f" des "s". Ainsi devant ioue doit-on lire joue ou jove (pour Jupiter), et devant feneftre : fenestre ou senestre ? Evidemment, la difficulté s'accroît quand un même quatrain réunit plusieurs ambiguités de ce type, auxquelles s'ajoutent les ambiguités syntaxiques et lexicographiques habituelles à Nostredame. Ainsi le quatrain I-6 illustre ce problème :
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L'oeil de Rauenne fera deftitué, Quand à fes pieds les aefles falliront, Les deux de Breffe auront conftitué Turin, Verfeil que Gaulois fouleront. |
S'il est facile, et inévitable, de lire "Ravenne sera", "ses pieds" ou "Bresse", en revanche il est plus difficile de se prononcer pour falliront (failliront ou sailliront) et fouleront (fouleront ou souleront). Avant de faire un choix, il n'est pas inutile d'examiner les autres cas d'ambiguité.
L'oeil de Ravenne pose peu de problèmes : nous pouvons accorder à cet oeil la valeur que Nostredame voulait bien lui prêter dans son Interprétation des Hiéroglyphes, à savoir Dieu, son Dieu : celui de Ravenne (une rave, une racine germinative, du latin raphanus ; cf. nef Rauiere en IX-43 ; Cf. Ch. de Bovelles, 1533 : " Ut Raphanus, Raue ", in de Vitiis Vvlgarivm Ling., cap.XXXVIII), faisant l'objet d'une Renaissance schismatique (non pas celle de Luther et Calvin réunis, mais une autre plus tardive) menée par deux de Breffe (gémeaux ou Janus dauphiné, successeur, et bon nageur à Délos, Germains Breffans en X-59 ; Cf. Nicot,
1606 : BRESSE, en Italie, Brixia. Le pays de Breffe aupres de Sauoye, Sebufiani & Segufiani) encore totalement inconnus au XVIe siècle, mais qui auront conftitué Turin, Verfeil : deux cités jumelles dans le piedmont (Cf. Estienne, 1549 : Turin, ville de Piedmont, Taurini, Taurinorum ; Verfeil,... VERCEIL, uille de Piedmont, Vercellæ Vercellarum), qui figure la racine des hauts sommets alpins, celle des cîmes éternelles, brillantes et célestes.
Enfin, le mot deftitué permet de poser une alternative, jusqu'à présent totalement ignorée des éxégètes : son étymologie latine permet de lui accorder deux sens différents : dresser, placer debout à part, ou bien abandonner, révoquer ; ensuite, l'alternative se réitère avec fouleront : ils fouleront (refouler, piétiner, mépriser), ou bien ils souleront (du latin solere : souloir, s'accoutumer, s'habituer) et même solliciteront le piédestal d'un certain foulon auquel les sandales ailées ne font pas défaut. Tout bien réfléchi, on pourra voir que cette alternative conviendrait aux deux parties d'une situation schismatique
(La barque alors deuiendra scismatique en VI-22) : certains voire tous abandonneront leur ancien dieu, tandis que d'autres instatisfaits de tous ceux déjà pratiqués en érigeront un nouveau, qui finalement conviendra à tout le monde (par ce siecle les rendra trescontens en III-94). Et du même coup, on imagine que pour certains croyants les ailes de leur dieu tomberont (qu'ils l'appellent € ou $, ou autrement), tandis qu'à d'autres les ailes de leur phénix sailliront.
Néanmoins, dans l'état actuel de nos investigations, il serait difficile de dire précisément à quoi ressemblerait cette divinité telle que le médecin de Salon aurait pu l'imaginer, mais on pourrait supposer qu'elle n'était pas nécessairement calquée sur l'une des vedettes anthropomorphes de l'époque, mais plutôt composée d'un assemblage hétéroclite (car les Prophéties réunissent la plupart des représentations mentales des divinités connues), voire secrètement annonciative de cette formule lapidaire dûe à Spinoza : "Deus sive natura".
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